C'était le 20 juin dernier. Une grande première : près de 10 000 immigrés asiatiques défilent dans les rues de Belleville. Les jeunes, qui portent des tee-shirts proclamant leur attachement à ce quartier de la capitale, demandent à la France de les protéger. (Fanny Tondre)
Chinatown-sur-Seine est en ébullition. De nombreuses associations d'immigrés de ce quartier multiethnique de la capitale sont mobilisées contre des bandes qui les détroussent et les terrorisent. Reportage dans une communauté qui ne veut plus être discrète et qui réclame justice.
Longtemps, ils ont préféré le silence. Puis, tout à basculé. Les Chinois de Belleville sont descendus dans la rue. Pour la première fois, la communauté étrangère la plus discrète de la capitale a choisi la pleine lumière. Le 20 juin 2010, plus de 10 000 personnes, majoritairement d'origine asiatique, se sont rassemblées pour protester contre l'insécurité qui gangrène le quartier. Sur les banderoles déployées et les tee-shirts édités spécialement pour l'occasion, de nombreux slogans consensuels imprimés sur fond bleu-blanc-rouge:«Sécurité pour tous», «Belleville quartier tranquille», «Halte à la violence » ou encore « J'aime Belleville».Pacifique mais tendu, le cortège, dont l'ampleur sur le boulevard de la Villette a autant surpris ses organisateurs que les pouvoirs publics, a finalement dégénéré en affrontements avec les gendarmes mobiles, alors que les manifestants commençaient à se disperser. Comment en est-on arrivé là?
En fait, cela fait plusieurs années que les Chinois, de leurs propres aveux, subissent la loi des bandes ultraviolentes qui écument les quatre arrondissements de Belleville (Xe, XIe, XIXe et XXe). Mais le point de non-retour a été franchi dans la nuit du 1er au 2 juin 2010, à l'occasion d'un mariage au restaurant Le Nouveau Palais de Belleville, un des lieux emblématiques des grandes fêtes de la communauté chinoise de Paris et de sa banlieue. Alors que les invités commençaient à partir, vers minuit, cinq personnes ont été agressées coup sur coup par des jeunes des cités voisines qui les attendaient à la sortie. L'enjeu? Voler les enveloppes rouges qui, traditionnellement, contiennent les sommes d'argent en espèces offertes aux invitants.
Au moment de la dispersion de la manifestation du 20 juin 2010, des affrontements ont opposé les forces de l'ordre à de jeunes Chinois qui tentaient d'empêcher le vol à l'arraché d'un sac à main. (Fanny Tondre)
Au moment de la dispersion de la manifestation du 20 juin 2010, des affrontements ont opposé les forces de l'ordre à de jeunes Chinois qui tentaient d'empêcher le vol à l'arraché d'un sac à main. (Fanny Tondre)
Devant la violence des attaquants, le garde du corps chinois d'un commerçant, qui portait une arme à feu, aurait poursuivi l'un des agresseurs présumés, le blessant de deux balles dans les jambes, avant d'être arrêté par la police, puis écroué. De son côté, le jeune voleur blessé a été hospitalisé, puis, selon la rumeur, relâché. Un geste qui a provoqué un véritable électrochoc à Belleville. «Je suis vraiment triste et je ne comprends pas comment tout cela a pu arriver, assure, très émue, la soeur du tireur présumé.Mon frère est quelqu'un de très calme. Jamais il n'aurait fait cela s'il n'avait pas cru sa propre vie ou celle d'un proche vraiment menacée.» Héros qui s'est enfin dressé contre la violence, pour certains, victime d'un système injuste, pour d'autres, ou tête brûlée, le garde du corps est devenu le symbole d'une communauté à bout de nerfs.
«C'est l'agression de trop dans une atmosphère de plus en plus délétère entre communautés, explique un policier de Belleville, spécialiste de l'immigration chinoise. Cela fait des mois que plusieurs associations asiatiques tirent la sonnette d'alarme auprès des services de police et des représentants de la Ville et de l'Etat. En vain. Dans ce contexte, des jeunes issus de la diaspora chinoise ont diffusé via internet des propos hostiles à l'encontre des populations maghrébines et afro-antillaises, assimilées de façon générale aux agresseurs qui s'en prennent aux Chinois. Il est plus que temps de trouver des solutions. Belleville est en ébullition.»
Derrière les néons des restaurants, les petites boutiques bruyantes et les tables accueillantes des cafés de la rue de Belleville, où les bobos s'efforcent de retrouver le Paris rêvé de Mistinguett et de Ménilmuche, l'image d'Epinal du quartier multiculturel et ouvert commence à se fissurer. Pourtant, dans la chaleur suffocante de ce début d'été, chacun s'efforce de tenir le même discours et joue la carte de l'apaisement. La consigne semble être la même:«Ne pas dresser une communauté contre une autre ni stigmatiser qui que ce soit. Il faut vivre ensemble, Français et immigrés», comme le martèle Zhao Yunang, porte-parole de la puissante Association des Chinois résidant en France, à l'origine de la manifestation du 20 juin. Mais, quand la nuit tombe sur le Belleville des ruelles et des places désertes, la tension remonte brusquement.
«En France, il n'y a pas de justice pour les victimes»
«Nous n'en pouvons plus, tout simplement. Il faut que la police fasse son travail, explique Weiming, un commerçant qui vient d'ouvrir une nouvelle enseigne dans l'une des nombreuses rues traversantes du quartier. Cela fait des années que les Chinois, mais aussi les autres habitants, sont victimes d'agressions de plus en plus violentes. Nous vivons dans la peur. Il faut que cela s'arrête. La manifestation du 20 juin a été exemplaire. Mais, à la fin du cortège, un jeune a essayé de voler un sac à main. Alors, certains se sont défendus et l'ont livré aux forces de l'ordre qui, sans réfléchir à la situation, ont utilisé des gaz contre les Chinois tout en laissant partir le voleur. Ce n'est pas normal que ceux qui pourrissent la vie du quartier s'en tirent en toute impunité. Il n'y a pas de justice en France.»
Une impression partagée par de nombreux Chinois. Au point que des rumeurs de création d'une milice d'autodéfense circulent actuellement dans le quartier. Un peu comme en 2001, quand, après l'agression mortelle d'un Chinois de Belleville par des bandes venues des cités de l'Orillon (XIe) et de Rébeval (XIXe), la presse communautaire avait spéculé sur la mise en place de groupes de protection.
«Il faut vraiment garder la tête froide, assure Donatien Schramm, à l'origine de l'association culturelle Chinois de France, Français de Chine. Ces histoires de milices ne sont que des rumeurs. A mon avis, l'explication de la situation par des critères ethniques ne tient pas du tout. Ce qui est vrai, en revanche, c'est que les Chinois constituent une proie idéale pour des bandes de jeunes désoeuvrés, de plus en plus mobiles et organisés. Les voleurs cherchent d'abord de l'argent facile, c'est tout. Ils ne ciblent pas les Chinois parce qu'ils sont Chinois. Il ne faut pas tout confondre. Il n'y a pas de guerre ethnique à Belleville.»
Reste que les bandes ont bien étudié le profil de leurs victimes. Pourquoi, en effet, s'en prendre plus particulièrement aux Chinois? Ils comptent tout simplement sur le fait que, certains étant en situation administrative irrégulière, ils n'ont pas de compte en banque et reçoivent leur salaire en espèces. Sans papiers, ils ne vont pas non plus prendre le risque de porter plainte auprès de la police... Si l'on ajoute la barrière de la langue, la méconnaissance des lois françaises et les cadeaux en argent liquide offerts traditionnellement pour les fêtes, les voilà placés au rang de victimes idéales que l'on peut dépouiller presque sans risque. Ainsi, à quelques heures d'intervalle le même jour de la semaine dernière, entre 4 h 45 et 7 heures du matin, pratiquement en face du bar Le Vieux Saumur, rue de Belleville, un couple, puis une jeune femme, tous d'origine chinoise, ont été agressés à coups de boules de pétanque, puis détroussés par la même bande.
Face à la violence, les maires s'avouent démunis
«Il n'existe pas de statistiques fiables du nombre d'agressions », constate Frédérique Calandra, maire (PS) du XXe arrondissement, qui a participé à la manifestation du 20 juin et lancé, avec les trois autres maires des arrondissements de Belleville, un comité de pilotage avec la communauté chinoise. Elle explique:«Mais il est clair que les Chinois sont victimes d'une délinquance opportuniste. Je ne crois pas au caractère raciste des agressions. Le plus important désormais, c'est de résoudre la question de l'accès au droit et de favoriser la compréhension du système de l'administration et de la justice en France. Dans le cas du phénomène de bande, il est évident que nous manquons d'outils judiciaires adaptés. Il faudrait imaginer des peines de substitution à la prison pour les délinquants, comme des travaux d'intérêt général ou un éloignement du quartier. Mais, pour l'heure, nous sommes démunis.»
Un sentiment d'impunité qui contribue à envenimer la situation. D'autant plus que la communauté chinoise de Belleville ne parle pas d'une seule voix. Plus d'une quarantaine d'associations de commerçants ou rassemblant des acteurs de la vie culturelle tentent d'établir un dialogue. Et les pouvoirs publics ont parfois du mal à identifier le bon interlocuteur. «Mais tout va changer, promet Weiming. Nous avons l'intention de porter plainte systématiquement après chaque agression. Et nous allons créer une fondation pour les victimes. Maintenant, plus personne ne pourra nier le problème.» Le temps du mutisme est révolu.