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dimanche 18 juillet 2010

[14 juillet] Claude Imbert - Changer d'Afrique (Le Point)

En ce demi-siècle qui a chamboulé le monde, aucun continent ne fut plus chamboulé que l'Afrique. On y célèbre, ces temps-ci, le cinquantenaire d'une mue décisive : l'extinction du système colonial. Célébration sans joie excessive dans le continent noir. Célébration gauche et mitigée pour la France. Avec l'Angleterre, la colonisation fit le gros de cette marée européenne qui, en quatre à cinq siècles, déferla sur tous les continents. Son courant britannique y aura fondé, sur l'écrasement des autochtones, l'Amérique et l'Australie. Partout ailleurs, elle a reflué, laissant l'héritage ambigu de toutes les dominations de l'histoire : la mémoire des épreuves infligées et l'empreinte de la culture dominante. En l'occurrence, une confiance dans le progrès scientifique et marchand qui a converti la planète.

Pour les Africains, pour l'homme noir lui-même, domine le sentiment bouleversant de quitter une caverne de l'histoire : celle où auront été confinées, dans l'esclavage puis la domination coloniale, les conquêtes du monde blanc. Triomphe la délivrance d'une tragédie de l'aliénation dont nous sous-estimons la blessure : ce malheur de l'homme noir d'avoir éprouvé, sous le regard des maîtres, comme la honte de ses propres malheurs.

Que reste-t-il de cette délivrance ? Une espérance idéaliste et idéalisée autour du culte de quelques figures légendifiées, Kwame Nkrumah, Patrice Lumumba en pionniers, Mandela, Obama aujourd'hui. Un rêve devenu rêve de pierre avec cette statue gigantesque de Dakar qui, face à l'immensité océane, proclame la renaissance de l'homme noir. On y remue la mémoire d'un passé vindicatif, celui de l'esclavage et de l'écrasement de l'histoire africaine. Celui indélébile de nations cadastrées par l'Europe au mépris de la géographie humaine, des ethnies et des langues. Avec ce ressentiment fatal contre l'oppresseur colonial où l'on rappelle le racisme et le mépris du négrier et où s'oublient la stabilité de l'ordre colonial, les bienfaits durables de l'instituteur et du dispensaire. Flotte encore sur la brousse et les villes-champignons de l'immensité francophone une certaine "dimension française".

L'Afrique fête sans joie une indépendance dont les promesses illusoires furent saccagées. "Il y a peu à fêter " (1) lorsque, en cinquante ans, les conflits ethniques ont fait plus de deux millions de morts. Conflits entre Nord et Sud, tout au long du Sahel, de la Mauritanie à la Somalie, et qui menacent à nouveau de fracturer le Soudan. Guerre civile de l'ectoplasme étatique congolais après cet autre million de victimes du génocide rwandais. Il y a peu à fêter en effet lorsque tant d'Africains ne rêvent que d'embarquer sur des radeaux de misère vers nos rivages, vers leurs mirages...

Voici pourtant que la bonne nouvelle arrive ! L'Afrique, " mal partie ", part enfin. Elle pourrait fêter, plus que son cinquantenaire passé, celui qui s'annonce. Car la croissance décolle, la grande pauvreté recule. Le pactole minier et pétrolier attire les nouveaux grands seigneurs de la planète. Et d'abord le géant chinois, qui aura expédié en Afrique un million des siens et bâti, en échange de contrats léonins, routes, ponts et palais. Mais une Afrique nouvelle apparaît aussi, mieux scolarisée, entreprenante, inventive, d'où émerge ici ou là un capitalisme autochtone. Et, pour un milliard d'Africains, déjà pourvus de 300 millions de portables, les filons du sous-sol, mais aussi l'immense réserve d'énergies hydraulique et solaire, l'immense réserve de terres désormais cultivables. Bref, l'Afrique bouge. Elle titube encore au sortir de sa caverne. Elle ira moins vite que l'Asie, mais elle avance.

La France ne titube pas moins pour aborder l'Afrique nouvelle. Elle peine à chasser les brumes de sa nostalgie postcoloniale. Ce défilé incongru, pour notre 14 juillet 2010, de détachements africains sonne comme une pavane pour l'Union française défunte. Comme un requiem de vaines repentances. Là où il faudrait un oeil neuf et l'audace d'un réalisme laconique, on nourrit de jactances un emphatique débat entre " rupture " et " Françafrique ", entre le Bien et le Mal et autres envolées éditoriales.

La rupture est insensée lorsqu'elle suggère de rompre des liens existants avec des chefs d'État qui sont à la fois des sages, des initiés, des chefs de clan ou des despotes et, en tout cas, parrains incontournables de l'Afrique naissante, laquelle s'accouche, avec et contre nous, dans la douleur. Quant à la " Françafrique ", ses vices corrupteurs, plus français d'ailleurs qu'africains, disparaissent peu à peu d'eux-mêmes. Nous disposons dans dix-huit États de l'atout fondamental de la langue, d'intérêts économiques et stratégiques encore consistants et de 200 000 ressortissants qui font leur chemin dans le grand chantier d'Afrique. Il ne faut ni saccager nos atouts ni les gonfler de prétentions verbeuses, flonflons et homélies ! L'Afrique tourne une page. Nous devons tourner la nôtre. L'histoire poursuivra la lecture.

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