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jeudi 4 février 2010

[SOCIETE] Dans l'imaginaire tricolore, les Noirs restent footballeurs (rue 89)


Francis Delattre, le maire UMP de Franconville, se défend avoir tenu des propos racistes en racontant, samedi 30 janvier, dans un meeting électoral, qu'il avait pris la tête de liste socialiste dans le Val-d'Oise pour un footballeur du PSG. Son adversaire politique, d'origine malienne, est Noir. Delattre n'est pas le premier à faire cette association d'idées et ceux qui pourfendent l'antiracisme contemporain jurent qu'il ne s'agit que d'humour tricolore bon teint. D'ailleurs, la salle rit. (Voir l'extrait en vidéo, aux alentours de 1'40)


Sauf que cette saillie, que l'UMP Franck Riester (ancien blogueur sur Rue89) a d'ailleurs jugée « scandaleuse », relève d'un vieux rictus qui a la vie longue.

Interviewé par Rue89 en juin 2008 pour son ouvrage « La Condition noire », l'historien Pap Ndiaye racontait qu'il se trouvait toujours, dans les dîners en ville, un convive pour lui demander des conseils en jazz. Voire préjuger de ses talents de danseur. Comme on s'étonnait déjà, en 1952, d'entendre le psychiatre Frantz Fanon parler un français impeccable. Décryptage avec lui du regard que la France porte encore sur le taux de mélanine.

(De nos archives) Jacquette de 'La Condition noire' (DR).On publie en France moins d'ouvrages consacrés aux Noirs de France que de livres ayant trait aux Noirs américains. Ces dernières années, le milieu associatif noir a pourtant donné une assise de plus en plus solide aux Noirs dans le débat public. Le Cran, créé fin 2005 par Patrick Lozes, proche de l'historien Pap Ndiaye, avec qui il « converse presque quotidiennement depuis quatre ans », y a notamment contribué.

Pourtant, l'université a longtemps renaclé à s'emparer de cet objet de recherche. Pour y remédier, Pap Ndiaye a publié « La Condition noire ». Cet ouvrage très touffu -plus de 430 pages- et passionnant se présente volontiers comme une première pierre à l'érection de black studies en France.

Son ambition ? Embrasser la « question noire » dans son ensemble en s'appuyant sur plusieurs disciplines : histoire, sociologie, droit, psychologie… De ces travaux menés par le métis grandi en France mais né d'un père sénégalais et d'une mère française, les Noirs de la métropole émergent non comme un groupe à l'identité monolithique et aux aspirations toujours cohérentes -une « identité épaisse » comme dit Pap Ndiaye- mais comme « une minorité, soit un groupe de personnes ayant en partage l'expérience sociale d'être généralement considérées comme noires ».

Entre déterminisme et hétérogénéité

Il paraphrase Sartre et dessine le contour de ce groupe en en faisant un construit social, pétri par un déterminisme multiple qui emprunte autant à l'histoire qu'à la sociologie :

« Etre noir n'est ni une essence ni une culture, mais le produit d'un rapport social : il y a des Noirs parce qu'on les considère comme tels. »

Pour éprouver l'influence de ce déterminisme, l'auteur s'est heurté au problème de la définition des Noirs comme groupe. Or il s'agit d'un groupe hétérogène. Jusqu'à la pigmentation, une question trop souvent niée en France mais bien présente. La préface de « La Condition noire » est signée de la romancière Marie NDiaye, sœur de l'auteur (elle a conservé la majuscule au D) qui a écrit pour l'ouvrage une nouvelle sur le colorisme :

C'est cette thèse d'une communauté de destin, de « sort partagé » plus que de partage culturel, centrale dans l'ouvrage, qui permet à l'auteur d'éviter les écueils de l'essentialisme tout en dépassant les limites d'un universalisme souvent étriqué et parfois aveugle. Certes « la France est aveugle à la couleur », dit-il… mais la République n'en a pas moins un problème avec les peaux pigmentées.

Pas tant parce que l'Hexagone n'arrive pas à se défaire de ses vieilles lunes assimilationistes, estime l'historien qui rappelle que, depuis Césaire, Senghor et la Négritude -soit les années 1930-, « l'assimilationisme a pris du plomb dans l'aile ». Mais plutôt parce qu'on ne sait pas encore penser le groupe des Noirs dans sa singularité.

Supplément de mélanine et « paradoxe minoritaire »

L'auteur cite aussi bien Frantz Fanon qui pointait déjà, en 1952, l'étonnement de certains devant sa maîtrise du français, que l'épisode de la coupe du monde de foot en 1998, quand la France se découvrait autrement tricolore. Depuis, Georges Frêche et d'autres se sont publiquement outrés de ce supplément de mélanine sur la pelouse. D'autres continuent de croire lui donner tort lorsqu'ils clament qu'ils « adorent les Noirs parce qu'ils sont de bons danseurs ».

Pap Ndiaye, lui, préfère travailler sur les discriminations « plus immédiatement urgentes que la question du racisme stricto sensu » et n'évacue pas le « paradoxe minoritaire » qui veut que les Noirs réclament à la fois qu'on ignore leur particularisme de peau tout en ayant soif de reconnaissance de leurs particularités identitaires :

Chercheur longtemps spécialisé sur les Etats-Unis, il s'est prononcé en faveur des statistiques ethniques comme « un outil parmi d'autres ». S'affichant « pragmatique », Pap Ndiaye veut débusquer les discriminations, déjouer le racisme et s'interroge même sur la posture de tout le mouvement antiraciste français qui, à force de nier la race coûte que coûte, a peut-être perdu en efficacité :

« Réfuter absolument la notion de “race” au nom de l'antiracisme, c'est-à-dire au motif que les “races” n'ont pas d'existence biologique et qu'il faudrait promouvoir l'unicité du genre humain, est une position morale qui rend difficile la réflexion sur les caractéristiques sociales des discriminations précisément fondées sur elle. »

Des lenteurs liées au tropisme marxiste

Pour lui, si la recherche -comme le milieu du documentaire, du reste- a si longtemps tardé à s'intéresser aux Noirs, c'est aussi parce qu'un vieux tropisme marxiste -« par ailleurs utile“- a donné pour habitude de penser la société à travers le tamis de la classe et pas de la couleur. Mais surtout parce qu'on répugne en France à aborder ces sujets, par crainte d'être taxé d'essentialiste sitôt que l'on isolerait un groupe ethnique ou une couleur de peau comme un objet de recherche.

L'émergence des Noirs dans le débat public n'est pourtant pas nouvelle. Pap Ndiaye, parlant de ‘sujet noir’, remonte aux années 1920, époque des ligues de défense des Antillais ou des Africains. Dans la foulée, le prolétariat noir -dockers ou marins souvent- se construisait une identité commune, partiellement relayée par le parti communiste même si l'historien note ‘une attitude parfois ambiguë’ de la part du parti qui a pu craindre l'émergence d'un communautarisme en lieu et place d'une lecture de classe. Aujourd'hui, Averoes et le Cran relayent largement une parole noire, notamment dans les médias. Mais l'université tarde toujours :

Aujourd'hui, Pap Ndiaye est confiant, toutefois. Il dessine un parallèle entre ce qu'il aimerait voir émerger comme ‘études noires’ et les ‘études de genre’. Ces dernières aussi ont tardé à s'imposer en France, alors que le genre s'étudiait depuis déjà longtemps ailleurs. Lui qui enseigne à l'EHESS remarque d'ailleurs qu'il existe des ponts entre les deux champs de recherche, notamment à la faveur des recherches menées sur les Noirs ailleurs en Europe.

Car Pap Ndiaye croit à l'émergence d'études afroeuropéennes, y compris dans des pays qui n'ont pas été puissances coloniales en Afrique. Pour lui, c'est aussi le signe que les Noirs se vivront, s'étudieront et s'écriront durablement comme une minorité.

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